Je ne suis pas minimaliste, je suis maximaliste!

Un entretien avec Neil Poulton, designer Écossais et la rédactrice en chef Doris Lippitsch, Éd. QUER en Autriche, à Milan. www.quer-magazin.at

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QUER:Comment as-tu débuté dans le design ?

Neil Poulton: Au début, j’ai étudié à Edimbourg. J’y ai gagne le prix du Meilleur designer étudiant en produit pour le Royaume Uni, mais en Écosse. Comme il n’y avait pas de travail, je suis alléà Londres pour travailler.

A quel âge?

A 21 ans. Ensuite, j’ai travaillé sur plusieurs projets et  notamment sur le design d’une cuisine pour Cindyla Barbie britannique. Donc, j’ai fait une cuisine pour elle, blindée d’objets comme un micro-ondes, un téléphone, des couverts... J’ai tout designé à l'échelle 1:1.  C’était très compliqué! Et quand c’est sorti, tout en plastique, je me suis dit : « Je suis en train de gâcher ma vie ! » C'est à ce moment-là que j’ai entendu parler de cette académie Domus à Milan. Le groupe de Memphis, Ettore Sottsass, Olivetti ...

Michele De Lucchi, un des membres du groupe de Memphis, on l’a vu hier soir...

Ah oui ?! Donc, je suis allé à Milan.

Avec l’anglais, ça ne va pas en Italie ...

Mais oui, les cours étaient en italien. Pendant les trois premiers mois, il y avait une traductrice...

Wow !

Et puis au bout de trois mois, elle  est partie.

Ah bon ? Il le fallait pour que tu apprennes l’italien !

Mais oui. Les Japonais avaient beaucoup de mal. J’étais dans une classe internationale avec des Japonais, des Brésiliens, des Islandais, des Mexicains... C’était comme un jardin d’Eden pour moi. Et j'ai commencé à travailler sur le sujet de comment injecter la poésie et la qualité dans un objet de masse.

L’esprit et la poésie dans un produit de masse ?

Oui, comment designer des objets pour qu'ils prennent de la qualité? C’est comme des vêtements qui se moulent  sur les personnes. Alors, comment faire pour qu'un objet synthétique prenne de la qualité ?

Il faut aussi que la surface synthétique reste brillante et ne prenne pas la poussière. Et là, on tombe sur un système de stratification.

En fait, un travail de fou et d’archéologue !

Oui, exact! De plusieurs manières différentes. Les strates n’étaient pas monochromes, mais composées d'un mélange de textures et de couleurs différentes. On a fait des grandes dalles que l'on a placées sur une piazza. Les gens passant sur la place faisaient par conséquent des détours. On a repris les traces les plus denses avec toutes les couleurs.

Rugged-design-neil-poulton-photo-nicolas-foucher ©Neil Poulton Industrial Design

L’idée pour les stylos "The Ageing Pens" suit cette logique. Chaque stylo s'adapte à l’usage individuel, c'est-à-dire selon la manière dont on le prend, dont on le tient dans la main, dont on le met dans la poche, dont on trace un trait avec etc… La simple utilisation du stylo le rend unique.. Si je passe ce même stylo à dix personnes différentes, au bout de trois mois, le stylo aura l’empreinte de la personne qui l'aura utilisé.

Voici la poésie d’objets dont tu parlais, je vois !

Mais le problème était que, suite à l’école de Memphis, on attendait de nous de travailler en tant que jeune étudiant gratuitement. Personne ne parlait d’argent, de salaire. On me disait : Venez, on a une place pour vous ! Commencez lundi ! Mais on ne me parlait pas du salaire. Ils disaient : on ne parle pas de ces choses-là !

Rugged-key-design-neil-poulton-photo-nicolas-foucher ©Neil Poulton Industrial Design

Alors, qu’est-ce que tu as fait ?

Je suis retourné à Londres. Dans la même boîte où j’avais fait Cindy. J’étais dégoûté.

J’imagine. Tu avais quel âge alors ?

Là, je devais avoir 28 ans. J’ai travaillé alors dans plusieurs boîtes et agences, les meilleures, célèbres à l’époque. Après Domus, j’ai exposé The Ageing Pens à Londres, à Beaubourg (au Centre Pompidou), au Japon ... Je suis resté ami avec Laurent Karst, un Français. Il a essayé de me trouver un travail à Paris. Au début, Naço m’a engagé. Il y avait trois personnes. Marcelo Joulia, Alain Renck et Denise. Ça n’allait pas parce que je me suis vite disputé avec Marcelo. Tu connais Marcelo ?

Non.

C’est un grand personnage, avec un caractère très fort. Alors, je suis rentré à Londres. Et là, j’ai entendu que Philippe Starck cherchait quelqu'un. Je lui ai envoyé ma candidature et il m’a pris. Donc, je suis allé à Paris pour travailler chez Starck. J’étais entièrement opérationnel, j’avais déjà cinq ou six ans d’expérience professionnelle.

Bobourg_LaCie_Neil-Poulton ©Neil Poulton Industrial Design

À ce moment-là, tu savais exactement où tu voulais aller dans le design ?

A cette époque, j’étais sur la ligne très inspirée par Starck et j’avais aussi ma maîtrise en poche. Starck faisait cela : il designait et signait un produit Philippe Starck. La brosse à dents Fluocaril était, pour la première fois, le produit d'un designer célèbre à petit prix. J’étais super intéressé par cette démarche-là. Je faisais toujours des choses en grande série. Fabriquées à 500.000, voire 600.000 exemplaires par an, toujours à grande échelle.

Je faisais toujours beaucoup de design produit. Je ne viens pas d’une famille riche donc j’avais besoin de gagner ma vie pour vivre, pour pouvoir exister. D’autant plus que j’étais étranger à Paris. Je n’avais pas droit au chômage. J’étais déjà depuis un an à Paris, j’avais une carte de séjour.. Je ne voulais plus rentrer à Londres. À Londres, je n’avais plus rien puisque j’avais quitté cette ville. Et puis j’ai trouvé une cliente pour le design dans l’informatique, LaCie (à l’époque : Électronique d2). Un de mes clients principaux. Tout objet dans la périphérie du stockage. Ces objets ont aussi gagné le Meilleur prix du design – parmi des milliers d’objets. 

Talo-Susp_Artemide_Neil-Poulton ©Neil Poulton Industrial Design

Et des milliers et milliers d’euros ?

Non, non, c’était payé en tarif fixe. Vu que j’étais jeune, je n'ai vraiment pas gagné beaucoup d’argent. Juste assez pour vivre. Le design de la Rugged en orange est à Beaubourg maintenant, entre autres. C’est l'enveloppe de protection autour d’un disque dur. Le code visuel est inspiré d'un ballon de basket. L’année prochaine, cela fera dix ans que ce produit existe. Ces objets restent longtemps sur le marché. Puis est arrivé l'iPad. Ce design est vendu à 300.000–400.000 exemplaires par an.

Le monde du design dans un monde de plus en plus économisé : la technologie pousse des produits au marché, hanté par l’algorithme ubiquitaire des choses. Quelles en sont les conséquences pour le designer?

Ça va bouleverser entièrement le monde du design. Il y a tellement de mondes, de marchés parallèles, de Crowdfunding, le monde de l'impression 3D. Aujourd’hui, c’est déjà en place, mais c'est limité à un public averti. Bientôt, on pourra tous télécharger de vrais objets : des tasses, du mobilier….  Quand il faudra une pièce pour la moto ou la voiture, le garagiste ne commandera pas la pièce. Il n’aura plus de stock. Il la fabriquera lui-même de manière professionnelle. Le concept de production changera. Je pense qu’il y aura plusieurs possibilités dans ce contexte-là. Pour les pièces cosmétiques, on peut déjà le faire de manière synthétique. A Paris, rue de Montreuil, à côté de chez moi, ils vendent plein d’objets 3D. J’ai acheté une imprimante Makerbot il y a longtemps – la première génération.

Ça coûte encore une petite fortune, non ?

Non, je l’ai eu à 2.500 Euros.

Créer des objets soi-même correspond à un acte démocratique ?

Oui, à un acte de démocratisation. On pourra créer ses propres formes soi-même. Les pièces seront indépendantes. Il faudra juste qu’une société comme Mattel lance une imprimante pour enfants – qui imprime des jouets à la demande, des pin's, des bracelets personnalisés. Les enfants adopteront l’idée à l’age de  8 – 10 ans et ca changera la mentalité d’une génération.

Par conséquent, le mode mental changera fondamentalement. Un gamin créera ses propres objets lui-même et le monde technologique tout comme le marché économique ?

Il y aura un monde de design, des Kickstarters, qui sauront exactement quels objets seront demandés sur le marché. Une multitude de personnes qui créent des objets pour elles, connectées dans le monde entier. Invisibles pour le reste du monde.

L’innovation naît symboliquement dans le désert, comme Apple dans un garage aux États-Unis. La création nécessite des lieux clos, abrités ?

Oui. Scott Wilson avait une boîte dénommée Minimal (MNML). Il était l'un des plus grands noms parmi les Kickstarters. Aujourd’hui, ce qui est intéressant dans le monde du design et que les gens ne captent pas, c'est le designer lui-même. En Europe, on arrive à un chiffre de 2.200 jeunes diplômés par an. Ils ne vont pas tous travailler dans le design. Par contre, en Asie, il y a des centaines de milliers de jeunes designers qui sortent des écoles chaque année.

Un ami dans une grosse boîte téléphonique vient de me dire qu’il y a 600 designers chez eux.

Orbiter-immagine-Artemide ©Neil Poulton Industrial Design

Ça alors! Je n’ai jamais entendu ca, même pas du secteur automobile.

Oui ! Ce qui est super malin! Ils ont une sensibilité pour le design. Donc, ils deviennent tous de futurs acheteurs de design ! Des systèmes éducatifs sont en train de créer leur propre marché ! Ils vont acheter des objets d’autres designers !

Très malin !

C’est extensible jusqu’à l’infini ! Je suis designer mais également consommateur de design !

Quel sont tes projets actuels ?

J’ai un projet qui vient de tomber à l’eau ! Un projet de lumière. On travaillait avec des Hollandais qui tentaient de réaliser une sorte de lumière en lévitation. Comme dans Star Wars. Ils avaient toujours ce laser. L’idée était que la lumière arrive, reste là et flotte dans l’air avec un vaisseau spatial. On avait une vraie piste pour le faire, mais il y avait un risque pour notre santé. Mais, je ne vais pas trop parler de technique maintenant.

Là, je travaille avec des startups, c’est super intéressant. Avec plusieurs dont un plateau à Toulouse. Ils essayent de connecter des gens.

Là, tout se passe par téléphone. Avant, il fallait un contact physique. Aujourd'hui, les objets sont éloignés, distants – des satellites – il n’y a pas d’intervention.

L’intervention dans quel sens ?

Une intervention avec, par exemple, une lampe à table. Donc, allumer et régler l’intensité d’une lampe. Actuellement, l’intensité d’une lampe connectée se règle par téléphone. Ou qu’un objet se dirige vers tel ou tel objet. Aujourd’hui, l’interface est le téléphone.On perd le contact avec l’objet.

Je suis en train de travailler sur des nouveaux objets connectés. Par exemple, un réseau de fréquences radio qui passe pour obtenir un champ d’intervention, typique pour un capteur de mouvement, afin de régler des températures, pour l’arrosage des plantes etc… Si une plante a besoin d'eau, le téléphone dit que ... Un exemple : une boîte américaine produit des jets privés. Une grande star américaine approche le jet, son téléphone commande l’adaptation du jet selon ses désirs. Les fauteuils se baissent automatiquement, un écran télé sort du mur. Donc, le jet privé s’adapte selon le code de la personne. Il n’y a plus d’hôtesse de l’air qui passe pour un café. Tout est fait avec des PINs de téléphone. C’est le concept de technologie dans le mur. La technologie passe et disparaît dans le mur.

Avec Artemide, on crée des objets qui ont une présence. La grande, grande, grande question est : À quoi une lampe sert-elle quand elle est éteinte ?

Donc?

Il y a deux possibilités : rendre l’objet invisible. Ça n’existe pas.

L’idée de Charles Jencks était de rendre une valeur esthétique aux choses. C’était exactement la même idée pour les télés avec la boîte de cathodes. On ne voyait pas cette énorme boîte quand une télé était éteinte. Les gens étaient tellement habitués à regarder un écran à ce point que l'œil ne distinguait pas cet énorme objet massif. Alors, est-ce qu’on transforme une lampe en porte-manteau ? Il y a beaucoup de gens qui essayent de faire ça. C’est débile. Dans l’esprit de Charles Jencks, on devait  montrer l’objet! Je le vois le matin, il me fait rire ou me fait plaisir. Ça devrait fonctionner dans cette logique-là !

On va alors vers le „Ça n’existe pas!“ ou on en fait des objets qu’on voit ! C’est un des dilemmes du design d’aujourd’hui. Une lampe est dans le service de la lumière. Mais actuellement, on peut le faire sans objet. Les gens qui disent d’eux-mêmes qu’ils sont des minimalistes sont hypocrites. Je ne suis pas minimaliste, je suis maximaliste ! Il faut maximaliser l’expérience !